L’enquête sur l’incendie de la cabane de chantier avait été classée sans suite par l’adjudant Bole et, depuis, on n’en avait plus entendu parler. Il y avait bien des bruits qui couraient et certaines personnes qui les entretenaient, mais ça ne restait que des discussions de bistrot.
Et ce matin du 23 avril, dans le bar de Maurice, les conversations allaient prendre une tournure toute particulière. Il était environ huit heures, quelques clients, des habitués, dégustaient tranquillement leur café. Quelques-uns se tenaient debout devant le zinc, d’autres étaient assis à une table, occupés à préparer leur tiercé du jour. Les discussions passaient des chevaux à la météo et de la météo à l’état de l’hippodrome : l’un disant : « Casagne, je n’y crois pas, il n’a jamais rien fait sur les terrains gras ! », un autre répondant : « d’accord, mais, aujourd’hui, il n’y a que des tocards ; il a peut-être sa chance ! ». Debout derrière son bar, Maurice était occupé à vider son lave-vaisselle, donnant à chaque verre ce petit coup de chiffon pour le rendre étincelant avant de le suspendre dans le râtelier. Dans un coin de la salle, vers la porte des toilettes, était assis un homme âgé qui buvait un ballon de vin rouge. Les clients ne se souciaient pas de sa présence, car ici, il faisait un peu partie des meubles. Il portait une grande barbe et des cheveux en broussaille qui n’avaient certainement pas vu le shampooing et la tondeuse depuis une éternité. Il était vêtu d’une parka de couleur camouflage qui ne paraissait pas être de première jeunesse et l’odeur qu’il dégageait n’incitait personne à venir s’installer aux tables voisines, c’est pour cette raison que Maurice lui avait attribué cette table très à l’écart des autres. Plusieurs fois, il lui avait fait remarquer qu’il devrait se laver et se vêtir correctement, mais il faisait la sourde oreille, ne comprenant pas en quoi il pouvait représenter une gêne pour les autres. Pas un jour où il ne passait plusieurs heures à cette table à contempler son verre et lorsque celui-ci était vide, d’un geste de la main, sans un mot, il faisait comprendre à Maurice qu’il fallait refaire le niveau. Quelquefois, en fin de journée, il quittait le bistrot titubant et trébuchant sur les marches de l’entrée, mais là aussi ça n’inquiétait personne, car il n’avait ni voiture ni vélo. Au village, on le connaissait sans vraiment le connaitre ; personne n’y prêtait attention, car il ne gênait personne. Certains l’appelaient « l’Ermite », car il vivait isolé dans une baraque en bois au fond de la forêt et, pour d’autres, c'était « le Gouillant » en référence à sa consommation d’alcool. L’épicière pouvait en témoigner au nombre de cubitainers de Merlot qu’il lui prenait chaque semaine ; en même temps, il lui achetait quelques victuailles dans la limite de ce que lui permettait sa maigre pension de l’armée. C’est à peu près tout ce que l’on connaissait sur lui et, de toute façon, ça n’intéressait personne d’en savoir davantage. Paul, le maire, par sa fonction, était un peu plus au courant de la vie de cet administré qui, lorsqu’il est arrivé aux Rocheaux, il y a une dizaine d’années, s’était présenté à la mairie pour des formalités administratives. Tout jeune, il s’était engagé dans la Légion étrangère qui, comme c’est la règle dans ce régiment, lui avait confisqué son identité. À la retraite, quand la Légion lui a rendu sa liberté, il a engagé les démarches auprès de la préfecture pour retrouver son nom de naissance. Comme la procédure semblait s’enliser dans les arcanes de l’administration, il s’était alors adressé à la mairie et Paul avait dû solliciter les services concernés pour faire aboutir sa demande.
C’est dans cette période, où l’on ne savait pas lui donner un nom parce qu’il n’en avait pas encore un, qu’il reçut son surnom « d’Ermite » pour les uns, de « Gouillant » pour les mauvaises langues.
Il avait aussi demandé à Paul l’autorisation de construire une baraque en bois sur un petit terrain dont il avait hérité de ses parents. Il souhaitait y habiter. Paul avait été d’accord pour fermer les yeux sur le permis de construire, mais lui avait fait signer une déclaration dégageant la mairie de toute obligation d’un raccordement aux réseaux d’eau et d’électricité.
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